UN ART DE LA DISPARITION présente deux séries inédites de Martin Widmer, dont L’Ambiguïté où la Morte Inoubliée, et une série, presque inédite, de Jacques Berthet datant de 2003. C’est l’absence de la figure humaine, là où on l’attend le moins, c’est-à-dire dans un miroir et dans une ville, le jour, qui fait le lien entre les œuvres de Martin Widmer et Jacques Berthet.
Ce qui frappe avec les clichés de Jacques Berthet, c’est justement l’absence de toute figure humaine dans un paysage urbain. Non pas de nuit – nous connaissons tous « la ville qui dort », par exemple la série photographique et le film de Clemens Klopfenstein Histoire de la nuit – mais, fait rare, en plein jour. Nous pensons peut-être à des villes évacuées pour cause de tremblement de terre (L’Aguila ou Pozzuoli pour ne rester qu’en Italie), ou vidées pour cause de contamination radioactive, comme Pripyat près de Tchernobyl ou Tomioka près de Fukushima.
Il n’y a rien de tout cela dans l’univers de Jacques Berthet. Bien au contraire : il s’agit du centre ville d’une capitale phare de la globalisation, aussi bien dans les domaines du commerce des matières premières, de l’horlogerie, de la diplomatie internationale que de la recherche en physique quantique. Bref, cette cité est un hub d’une importance mondiale. Mais elle semble être vidée de ses habitants.
Les photographies de Jacques Berthet peuvent être appréhendées à travers le prisme d’une observation de Rainer Werner Fassbinder. Face à la désertification de Genève tous les dimanches, le metteur en scène munichois se plaisait à imaginer que des trains et autobus charriaient des figurants par dizaine de milliers dans le centre ville, chaque matin des jours ouvrables, pour donner un aspect de vie aux touristes – souvent de luxe – venus jouir des rives du Lac.
Mais ce n’est pas seulement une ville vidée de ses habitants que nous voyons dans le travail de Jacques Berthet, mais une ville barricadée, murée derrière des palissades jaunes, découpées et construites avec une précision d’horloger. Toutes les parties communiquant avec l’extérieur au niveau du rez-de-chaussée sont privées de portes, de vitrines et de fenêtres. C’est une ville fantôme en attente d’être assaillie – un scénario qui pourrait rappeler la fameuse citadelle Bastiani que Dino Buzzati décrit dans son roman « Le Désert des Tartares ». Et en effet, il y a une sorte de calme avant la tempête qui se dégage de ces prises de vue en couleur. Mais, soyons sérieux, des palissades en bois ne protègent bien évidemment pas d’une armée de conquérants. Alors, qu’est-ce qui est en train de se passer dans cette ville, joyau de tous les tour-opérateurs ? De qui ses habitants veulent-ils se protéger ? Du Loup ? Des frontaliers ? Des demandeurs d’asile ?
La série réalisée en 2003 grâce à une commande de Bernard Zumthor, en son temps directeur et conservateur cantonal des monuments de Genève, s’appelle GENÈVE G8. Or l’exposition proposée au CPG ne met pas du tout l’accent sur la plus grande manifestation que Genève ait pu vivre ce dernier demi-siècle. Des expositions telles que celles montées immédiatement à la suite de la manifestation par le collectif Rezo.ch ou TEMPORARY DISCONFORT de Jules Spinatsch, les deux présentées au CPG en 2003, ont à leur manière, rappelé le passage du mouvement altermondialiste par la cité des banques au bout du lac.
Au contraire, l’exposition qui est ici proposée à partir des photographies que Jacques Berthet a réalisé il y a treize ans pour le compte du département des constructions du Canton de Genève, extrait ce corpus du pur documentaire, pour l’amener entièrement vers la fiction… Les pallissades jaunes ne portent pas les stigmates des journées contestataires du printemps 2003 - ni graffitis, ni inscriptions anti-capitalistes. Il ne s’agit assuremment pas d’une exposition commémorative, mais bien plus d’un songe d’une ville opulente – les façades le rendent bien – qui a perdu toute(s) âme(s) sans qu’on sache pourquoi. Phantasmer une ville imaginée par un tenant de la Pittura Metafisica, même si l’architecture genevoise doit plus à Haussmann qu’au style romain, paraît bien plus absurde que d’abonder dans le sens des spéculations d’un Jean Baudrillard, qui notait dans un petit fascicule «Pourquoi tout n'a-t-il pas déjà disparu ?» en 2008, paru un ans après sa mort : « Parlons donc du monde d’où l’homme a disparu. Il s’agit de disparition, et non pas d’épuisement, d’extinction ou d’extermination. L’épuisement des ressources, l’extinction des espèces, ce sont là des processus physiques ou des phénomènes naturels. Et là est toute la différence, c’est que l’espèce humaine est sans doute la seule à avoir inventé un mode spécifique de disparition, qui n’a rien à voir avec la loi de la nature. Peut-être même un art de la disparition. »
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Ce qui frappe avec les clichés de Jacques Berthet, c’est justement l’absence de toute figure humaine dans un paysage urbain. Non pas de nuit – nous connaissons tous « la ville qui dort » – mais à la lumière du jour, il est rare de contempler une ville vide. Les photographies de Jacques Berthet pourraient être vues avec une observation de Rainer Werner Fassbinder en mémoire. Le metteur en sce [...]
Ce qui frappe avec les clichés de Jacques Berthet, c’est justement l’absence de toute figure humaine dans un paysage urbain. Non pas de nuit – nous connaissons tous « la ville qui dort » – mais à la lumière du jour, il est rare de contempler une ville vide. Les photographies de Jacques Berthet pourraient être vues avec une observation de Rainer Werner Fassbinder en mémoire. Le metteur en scène munichois fantasmait sur la désertifi- cation du centre-ville lors des dimanches genevois et imaginait que des trains et autobus charriaient chaque matin de la semaine des figurants par dizaines de milliers dans le centre ville pour donner un aspect de vie aux touristes – souvent de luxe – qui viennent jouir des rives du lac. Mais ce n’est pas seulement à une ville vidée de ses habitants que nous assistons avec le travail de Jacques Berthet, mais à une ville barricadée, murée derrière des palissades jaunes, découpées et construites avec une précision d’horloger. Toutes les parties communiquant avec l’extérieur au niveau rez-de-chaussée sont privées de portes, de vitrines et de fenêtres.