En 2010, Philippe Artières, historien, et Mathieu Pernot, artiste photographe, ont été invités par Le Point du Jour et la Fondation Bon-Sauveur à travailler sur les archives de l’hôpital psychiatrique de Picauville, dans la Manche, à une quarantaine de kilomètres de Cherbourg.
Cette invitation faisait suite à une demande adressée par la Fondation au Point du Jour: les vieux bâtiments de l’hôpital seraient bientôt détruits ; il fallait, d’une manière différente, conserver la mémoire du lieu.
Première originalité du projet, c’est une institution médicale qui avait sollicité une institution culturelle installée sur le même territoire. L’historien et l’artiste apprennent qu’un service audiovisuel animé par un infirmier passionné, Léon Faligot, disposait de films et de photographies anciennes. On leur autorise aussi le libre accès aux archives écrites de l’hôpital, et notamment aux dossiers médicaux datant parfois d’avant la Seconde Guerre mondiale. En découvrant les centaines d’images, des années 1930 à nos jours, conservées dans de nombreux cartons, pochettes, classeurs, les deux ont le sentiment d’être tombés sur un trésor oublié. La plupart des images n’étaient pas légendées, on n’en connaissait ni les auteurs, ni les personnes représentées, mais le corpus était divers et témoignait, outre la vie d’une institution, de tous les usages du médium: portrait d’identité, photographie d’architecture, imagerie médicale, photographie de vacances, reportage de presse, instantanés domestiques, cartes postales ou images officielles.
Artières et Pernot notent: «Très vite, s’est imposée a? nous l’idée que ce corpus constituait moins l’histoire en images d’une institution, emblématique de l’évolution de la psychiatrie, qu’une histoire de la photographie vue depuis l’hôpital, lieu de vie à la fois spécifique et banal – une histoire non marginale mais à la marge, une sorte d’asile des photographies. Ainsi, s’établissait une correspondance entre la nature et le sujet de ces images: ici, pas de grands noms, ni le plus souvent d’évènements remarquables, mais le quotidien d’anonymes; pas de chefs-d’œuvre bien composés mais l’éclat du réel que la photographie enregistre. Si quelques images pouvaient évoquer le San Clemente de Raymond Depardon, les hystériques de Charcot ou encore les «monstres» de Diane Arbus, les instantanés de Picauville – repas, kermesses, vacances – renvoyaient à une forme de normalité, celle de l’iconographie familiale. Ils formaient un contrepoint inédit à la vision dramatisée de la «folie», dominante depuis le XIXe siècle.
Plutôt que de nous servir de ce corpus pour faire, chacun de notre côté, notre travail habituel d’historien ou d’artiste, nous avons voulu en faire la matière même d’une élaboration commune au cours des trois ans qu’a duré ce projet. L’exposition et le livre qui en résultent sont des montages où notre vision voisine avec celles des bonnes sœurs, des médecins, des patients et de leurs familles qui, comme nous, ont connu Picauville. L’Asile des photographies ne prétend donc pas à l’exactitude, quoiqu’il s’agisse de documents, ni a fortiori à l’exhaustivité, bien que fidèle à leur diversité. Il traduit avant tout une expérience, la nôtre, inscrite dans une histoire collective, et comme telle multiple. Nous remercions chaleureusement la Fondation Bon-Sauveur ainsi que les «gens de Picauville» de nous avoir offert cette liberté.»
L’Asile des Photographies a été coproduite en collaboration avec le Point du Jour et la Maison Rouge. Ce projet est présenté dans sa totalité (une cinquantaine de tirages et une centaine d’images en projection), du 20 octobre 2013 au 26 janvier 2014, au Point du Jour, à Cherbourg, puis à la Maison Rouge, à Paris, du 14 février au 11 mai 2014.
Les auteurs Depuis une quinzaine d’années, Philippe Artières (né en 1968) et Mathieu Pernot (né en 1970) ont abordé, l’un en tant qu’historien et l’autre comme artiste, des objets semblables à travers des formes qui tiennent de l’inventaire et de la mise en scène. C’est cette proximité de pratiques, devenue au fil du temps amicale, qui a conduit Le Point du Jour à leur proposer de travailler ensemble sur les archives de l’hôpital de Picauville.
En 2004, Mathieu Pernot demande à Philippe Artières un texte destiné à accompagner les images de «Hautes Surveillances» (Actes Sud). Montrant l’intérieur vide de la prison comme une scène de théâtre et des proches qui s’adressent aux détenus depuis l’extérieur en hurlant, ces séries rendent compte de l’ordre carcéral mais aussi des libertés, infimes, prises par ceux qui y sont soumis. Philippe Artières et Mathieu Pernot collaboreront ensuite à deux autres livres-expositions collectifs consacrés à l’enfermement: «Archives de l’infamie. Michel Foucault, un musée imaginaire» (Bibliothèque municipale de Lyon/Les Prairies ordinaires, 2009); «L’Impossible photographie. Prisons parisiennes 1851-2010» (Musée Carnavalet/Paris-Musées, 2010).
Évidemment importante dans le travail de Philippe Artières, l’archive est aussi présente dans celui de Mathieu Pernot. Pour son livre «Un camp pour les bohémiens» (Actes Sud, 2001), il a travaillé sur les carnets anthropométriques des nomades du camp de Saliers, à côté d’Arles, créé par le régime de Vichy. Le CPG avait montré ce travail en 2010 à l’occasion de l’exposition «La Revanche de l’archive photographique».
Dix ans plus tard, Philippe Artières explorera ces mêmes archives départementales des Bouches-du- Rhône pour l’exposition «Du bateau à la cité, l’enfermement à Marseille XVIIIe - XXe siècles». L’attention aux systèmes répressifs n’exclut pas un intérêt commun «pour une histoire de l’ordinaire», selon le sous-titre de «Rêves d’histoire» de Philippe Artières (Les Prairies ordinaires, 2006). Ce livre raconte sa pratique vagabonde des archives et les objets à la frontière du politique et de l’intime qu’elles suggèrent au chercheur. «Le Grand Ensemble» (Le Point du Jour, 2007) de Mathieu Pernot pourrait être un de ces objets. Le photographe y mêle ses images d’implosions d’immeubles en banlieue à des cartes postales de ces quartiers au temps de leur splendeur. Agrandissant les personnages minuscules et associant les brefs messages présents sur les cartes, il rappelle cette humanité oubliée du fonctionnalisme architectural et du «renouvellement urbain». Les deux derniers livres de l’artiste et de l’historien révèlent à nouveau, sous de grandes questions politiques, le parcours d’individus anonymes. Dans «Les Migrants» (Gwin Zegal, 2012), Mathieu Pernot évoque la situation de migrants en montrant les restes de leur campement et des cahiers manuscrits dans lesquels ils racontent leur vie, plutôt qu’en réalisant un reportage traditionnel. Dans «Vie et mort de Paul Gény» (Le Seuil, 2013), Philippe Artières préfère, lui, le récit à l’étude pour enquéter sur l’assassinat d’un de ses aïeux jésuite par un «fou» à Rome dans l’entre-deux-guerres. Chacun de ces livres opère un usage croisé de l’image et du texte qui n’est ni illustration ni commentaire. Ils font émerger un sujet hors de l’autorité d’un discours scientifique ou de l’affirmation d’un style artistique. Ils laissent place à l’imaginaire pour comprendre les faits. C’est à nouveau cette voie, documentaire et allusive, qu’ont empruntée Philippe Artières et Mathieu Pernot dans «L’Asile des photographies».
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Mathieu Pernot nous prête son œil pour regarder ce qui ne nous est pas donné de voir habituellement, soit parce que notre société l’ignore volontairement (Les Roms, 1999), soit parce qu’on voudrait que nous les oubliions (les intérieurs pénitenciers et les corps invisibles des détenus, 2001-2002), soit parce que l’absurdité de la situation nous dépasse (Les Hurleurs, 2001-2004). Pas question ici d’influencer notre regard. Au lieu d’enfermer le s [...]
Mathieu Pernot nous prête son œil pour regarder ce qui ne nous est pas donné de voir habituellement, soit parce que notre société l’ignore volontairement (Les Roms, 1999), soit parce qu’on voudrait que nous les oubliions (les intérieurs pénitenciers et les corps invisibles des détenus, 2001-2002), soit parce que l’absurdité de la situation nous dépasse (Les Hurleurs, 2001-2004). Pas question ici d’influencer notre regard. Au lieu d’enfermer le spectateur dans une interprétation forcément subjective, Mathieu Pernot, par sa discrétion, laisse toute liberté au spectateur.