Après plusieurs collaborations, le CPG présente la première exposition rétrospective de l’artiste berlinois Armin Linke (*1966 Milan) en collaboration avec le ZKM (Karlsruhe), le PAC (Milano) et le Ludwig Forum (Aachen).
Armin Linke / Ariella Azoulay
3.10.17 à partir de 18h30 : Projection d’ALPI (60min), un film d’Armin Linke. Introduction au film par Joerg Bader, directeur du CPG / Centre d’Art Contemporain Genève – Cinéma Dynamo – 4ème étage
Cette exposition, initiée par le ZKM, présente un dispositif expographique original, alliant aux photographies des commentaires audio, et offrant une lecture de l'archive photographique de Armin Linke de la part de scientifiques, de philosophes et de théoriciens, notamment Ariella Azoulay (voir son exposition Act of State at le CPG en 2009), Peter Weibel et Bruno Latour, entre autres. Armin Linke et Bruno Latour ont travaillé ensemble à plusieurs reprises au cours des dernières années dans le cadre de leur recherche sur l'anthropocène.
C’est un grand plaisir et un honneur pour le CPG de pouvoir présenter la première exposition personnelle d’Armin Linke dans tout l’espace francophone et en Suisse. Il est l’un des photographes les plus importants de sa génération, avec des participations aux Biennales de Venise en 2003, de São Paulo en 2002 et 2008, de Gwangju en 2006, de Thessalonique en 2007, de Moscou en 2007 et 2011, de Taipei en 2012, de Shanghai en 2014 et à Manifesta en 2016. Il a participé aux Biennales d’architecture de Rotterdam en 2010, de Chicago en 2017 et de Venise en 2000, 2004, 2014 et 2016.
Il commence son travail de photographe à la fin des années 80 à New York comme portraitiste d’artistes, après des études d’architecture interrompues. Une fois de retour à Milan, sa ville natale, il se tourne de plus en plus vers des questions liées justement à l’architecture tout en poursuivant des collaborations avec des artistes tels que Maurizio Cattelan ou Vanessa Beecroft. Il a d’ailleurs eu le privilège d’accompagner la Biennale des Caraïbes initiée par Cattelan pour qu’une douzaine d’artistes puissent se reposer du carrousel des biennales ! Après l’architecture, qui reste jusqu’à aujourd’hui une de ses préoccupations majeures – avec des travaux ayant trait à des concepts aussi différents que ceux d’Alvar Aalto, Carlo Mollino, Herzog et de Meuron, Kurt W. Forster ou Carlo Scarpa, pour ne citer qu’eux – il a porté son attention aux interactions entre l’humain et son environnement dans un sens plus large, en travaillant ces dernières années avec Bruno Latour et son équipe sur des questions touchant à l’Anthropocène. Parallèlement, il interroge le médium de la photographie, allant vers des techniques d’enregistrement automatisé et abordant d’autres modes de production d’images, tels que la vidéo et aujourd’hui la 3D.
Armin Linke est un des très rares photographes contemporains à avoir conçu son travail très tôt comme une archive de son propre temps, pour devenir ainsi le chroniqueur de la globalisation moderne, sans suivre l’agenda des mass media. Le CPG l’avait déjà invité en 2010 pour l’exposition collective La revanche de l’archive photographique après l’avoir inclus dans l’exposition Panoramic Scenes qui rassemblait des photographes utilisant le format du panorama non pas pour des paysages mais pour des grands portraits de groupe. C’est Hans Ulrich Obrist qui fut le premier à présenter son archive à un plus large public dans l’exposition Utopia Station à la Biennale de Venise en 2003.
Persuadé que l’ère digitale ne change pas grand-chose à la prise de vue (une camera obscura qui enregistre sur une surface photosensible des rayons de lumière reflétés par les choses et objets de la réalité tangible), mais beaucoup à son traitement, sa circulation, voire sa dématérialisation, il met les techniques digitales les plus avancées à son service. Ainsi, Armin Linke invita à Venise le public à choisir dans une base de données issue de son archive un nombre limité de photographies pour recevoir, une fois une modeste somme payée et de retour à la maison, un livre contenant les photographies choisies. Le premier projet artistique de livre sur demande était né.
D’abord au Zentrum für Kunst und Medientechnologie (ZKM) à Karlsruh en 2007, puis à la Biennale de São Paulo en 2008, Armin Linke développe avec Peter Hanappe (Sony Computer Science Laboratory, Paris), Alex Rich (Londres) et Peter Weibel (directeur du ZKM) son installation Phenotypes/Limited Forms, une prolongation du livre sur demande dans l’ici et maintenant. Le public est invité à faire un choix personnel de huit photographies parmi les 1000 posées sur des corniches dans l’espace d’exposition. Un scanner reconnaît les tirages choisis et une imprimante sort à l’instant même un petit livre avec six photographies en format flip book. Le public devient son propre curateur et tient une livre unique, comme à Venise, grâce aux nouvelles techniques d’accessibilité et d’impression, voire de distribution. Installant un dispositif similaire en 2010 à l’abbaye d’Admont en Styrie (Autriche), l’artiste invite le public carrément à prendre en charge le travail du curateur, c’est-à-dire à disposer les photographies à sa guise et à proposer ainsi à chaque fois une nouvelle narration avec le même matériel visuel.
Le travail d’Armin Linke est porté par une profonde conviction : une seule image photographique, surtout telle que le marché la célèbre, ne peut refléter la complexité de notre monde. Il va plus loin et provoque des narrations multiples. Et il est porté par un désir non plus pas habituel pour un photographe : travailler en équipe, renonçant au statut de l’artiste omnipotent qui travaille seul dans des hauteurs inatteignables au commun des mortels. Cette conception du travail collectif est toujours à l’oeuvre dans The Appearance of That Which Cannot Be Seen qui a vu plus de deux douzaines de personnes impliquées, allant du spécialiste de son, de l’architecte, du graphiste, du théoricien de diverses disciplines au curateur et à l’opérateur de caméra, pour ne citer qu’eux.
The Appearance of That Which Cannot Be Seen est l’aboutissement des recherches qu’Armin Linke mène depuis 20 ans. Cette fois-ci, l’artiste a invité pour commenter ses images des théoriciens des champs les plus divers, allant de la sociologie aux arts, de l’architecture à la paléobiologie, de la géographie à l’histoire des sciences. Il leur demande de choisir des photographies dans son trésor, qui en compte aujourd’hui plus d’un demi-million. Ainsi, par leurs voix qui résonnent dans l’espace d’exposition et par leurs textes donnés à lire dans un fascicule à emporter, l’archive reste vivante, sans qu’une unique narration soit imposée. Armin Linke réussit le tour de force de ne pas seulement représenter des espaces mais aussi de créer de l’espace avec un dispositif laissant les murs vides et proposant une nouvelle expérience de l’espace d’exposition. Les images choisies par les invités et proposées au public vont d’un département de restauration à une énorme prairie vaguement boisée où l’on devine dans le sol un pipeline, d’une imprimerie pour billets d’euros à Rome (montrée dans l’exposition du CPG Caméra(Auto)Contrôle) à un stockage d’eau minérale dans un laboratoire du CERN ou à une structure temporaire couverte pour accueillir un congrès traitant du réchauffement climatique dans un stade de football.
Ces deux dernières décennies, Armin Linke a photographié la ville de Gênes séquestrée par les dispositifs antiémeutes à l’occasion du G8, la procession Maha Kumbh Mela qui a lieu tous les douze ans en Inde et qui a attiré 40 millions de pèlerins en 2001, un marché sous une autoroute à Lagos (exposé dans l’exposition du CPG Panoramic Scenes), les tours Petronas à Kuala Lumpur ou le Venetian Hotel à Las Vegas. Mais ses photographies ne visent pas la saisie iconique, l’effet qui frappe d’un seul coup, si possible par sa monumentalité, et qui a fait école avec Andreas Gursky à partir du milieu des années 90, suivi par de nombreux photographes qui troquèrent le Leica contre la chambre, mais restèrent dans le même rapport superficiel au monde qu’Henri Cartier-Bresson.
Pour déployer le panorama de notre monde globalisé, Armin Linke a aussi pris en considération tout ce qui nous échappe, ce qui n’est pas dans notre champ de vision, que ce soient des laboratoires d’astrophysique, des lieux secrets du pouvoir ou des espaces de stockage de Big Data. C’est l’informatisation de tous les aspects de la vie et du travail qui est entre autres au coeur des préoccupations l’artiste. Il cherche à traquer les interdépendances de tous les aspects possibles de nos sociétés complexes, qu’ils soient financiers, scientifiques, industriels, pédagogiques ou urbanistiques par exemple.
Tout en étant concerné par la digitalisation du monde globalisé, il insiste avec
The Appearance of That Which Cannot Be Seen sur la présence physique d’un infime fragment de son archive, environ 170 photographies, dont seulement un tiers tient du grand format, toutes imprimées sur des papiers standard de l’industrie, laissant parfois apparaître des marges blanches qui montrent les différents formats d’appareils photographiques utilisés. L’insistance mise sur cette physicalité ressentie dans l’espace va à l’encontre des images que nous rencontrons par centaines tous les jours sur nos écrans d’ordinateurs, de tablettes ou de smartphones. Car – comme le fait remarquer Sébastien Leseigneur, curateur de l’exposition Neoglobalidad, aussi organisée par le CPG en parallèle à The Appearance of That Which Cannot Be Seen et présentée au BAC – une des différences entre l’archive d’Armin Linke et internet réside justement dans le fait suivant: Internet n’est pas une archive. Rien ne garantit aujourd’hui sa pérennité, bien au contraire. Il est d’autant plus intéressant qu’un aspect important de l’esthétique d’Armin Linke réside précisément dans des confusions recherchées où le réel et le faux ne sont plus séparables.
Les invités d’Armin Linke sont Ariella Azoulay (professeure pour la culture et les médias modernes à la Brown University à Providence, dans l’État de Rhode Island, E.U., curatrice et cinéaste indépendante), Lorraine Daston (directrice de l’Institut Max-Planck d’histoire des sciences à Berlin), Franco Farinelli (géographe, directeur du département de philosophie et de communication à l’Université de Bologne), Bruno Latour (anthropologue et professeur à Sciences Po à Paris), Peter Weibel (artiste et directeur du ZKM Karlsruhe, professeur pour la théorie à l’Université des arts appliqués à Vienne), Mark Wigley (théoricien de l’architecture, auteur et curateur) et Jan Zalasiewicz (professeur de paléontologie à l’Université de Leicester, chaire d’Anthropocène du groupe de travail à la Commission de stratigraphie). Qu’ils soient tous remerciés pour leur collaboration, ainsi que Philipp Ziegler, curateur au ZKM de Karlsruhe, qui a construit l’exposition avec l’artiste. Nos remerciements vont aussi à toute l’équipe du studio Armin Linke.
Nous avons aussi le grand plaisir de faire découvrir un autre aspect du travail d’Armin Linke au Cinéma Dynamo, gracieusement mis à disposition par le Centre d’art contemporain Genève. Le film Alpi a été construit sur une longue période de sept ans, avec des présentations d’extraits intermédiaires, par l’artiste et l’architecte Piero Zanini, ainsi que le musicien Renato Rinaldi. Cette seule constellation réunie pour une équipe de cinéma met déjà l’entreprise à part.
Le montage, par exemple, a été beaucoup plus guidé par le son que par l’image et ainsi tout le film prend le spectateur à rebrousse-poil. Quiconque s’attend à se délecter de sommets enneigés, rayonnant de soleil, de rochers profonds et de glaciers majestueux sera plus que déçu. On ne voit presque jamais un panorama des Alpes. Les prises n’ont quasiment jamais de profondeur, sans parler de la perspective. L’artiste nous la bouche littéralement. Les prises sont presque toujours faites dans des lieux fermés, à l’exemple de la seule piste de ski qui se trouve sur le toit d’un gigantesque shopping mall à Abou Dabi. Le film explore les différents usages des Alpes, allant d’un stand de tir souterrain de policiers français dans un bunker suisse à une équipe de cinéma indienne à la recherche de paysages ressemblant à ceux du Cachemire, ou d’une manifestation contre un tunnel au triptyque de Giovanni Segantini La Vie – La Nature – La Mort.
L’idée en est venue à Armin Linke, qui vit entre Milan et Berlin, lors d’une traversée des Alpes avec un ami géographe. Ce dernier l’interrogeait sur son besoin d’aller toujours chercher ses images aux quatre coins du monde. C’est alors qu’il décida de prendre les Alpes comme sujet et d’approfondir ses premiers essais de vidéo. « This is the most uncritical film ever made about the utter artificiality of the modern world. But «uncritical» has to be taken just as positively as «artificial» », commentait à sa sortie Bruno Latour.
Joerg Bader, directeur du Centre de la photographie Genève